Le congrès annuel de la
Société des musées québécois se tenait du 12 au 15 octobre dernier à Québec. Sous la thématique
Patrimoine immatériel et musée: enjeux et défis, le congrès a été l'occasion d'entendre plusieurs intervenants du milieu muséal, un milieu professionnel où il se pratique beaucoup d'histoire scientifique, venir présenter différents problèmes face au patrimoine immatériel. N'ayant pas pu assister aux séances, la tenue de ce congrès est néanmoins une belle opportunité pour discourir encore un peu sur le rôle de l'historien hors des milieux académiques. Et bien que, de source sûre, les intervenants du congrès n'aient pas vraiment aborder le rôle d'interprète, nous allons chercher à en parler un peu plus en détail. Un long billet qui n'est que le début d'une plus longue réflexion encore...
Source: Un guide des Services historiques Six-Associés interprétant Charles Dickens lors de la visite de Noël en 2004-2005, dans le Vieux-Québec, près du parc Cavalier-du-Moulin. (photographe, Annie Boulanger). Archives des Six-Associés.
Les choix qui se présentent à l'historien après des études universitaires sont nombreux. Mais, force est d'admettre que l'historien qui désire faire de l'histoire dans le sens où il serait appeler à étudier et comprendre le passé, le tout hors des milieux universitaires, ne sont pas nombreux. Une des meilleures options est certainement la recherche pour des firmes spécialisées. Ces firmes existent et sont bien nombreuses. Ce billet ne traite pas de cette option. Ce billet traite d'une autre option qui peut être intéressante: l'interprétation de l'histoire ou plus justement l'interprétation du patrimoine. Nous voulons ici faire la distinction entre histoire et patrimoine. En effet, l'histoire, c'est-à-dire une étude du passé à travers une méthode scientifique en étudiant, comparant et mettant en relation des sources variées est une chose. Nous sommes conscients que c'est un objectif noble. Mais nous ne croyons pas possible de faire de l'interprétation de l'histoire.
L'interprétation est théorisée pour la première fois par l'Américain Freeman Tilden (ci-haut). Tilden est un journaliste qui publie pour la première fois en 1957 une étude qui présente différentes règles relatives à l'interprétation dans son livre Interpreting our Heritage (University of North Carolina Press, 1957) à la suite d'une demande par le service national des parcs des États-Unis. Pour les besoins de cet exposé, nous avons choisi de conserver la définition du Conseil International des Monuments et Sites qui définit l'interprétation comme suit:
« l'interprétation renvoie à l’ensemble des activités potentielles destinées à augmenter la conscience publique et à renforcer sa compréhension du site culturel patrimonial. Ceci peut inclure des publications, des conférences, des installations sur site, des programmes éducatifs, des activités communautaires ainsi que la recherche, la formation et l’évaluation permanente du processus même d’interprétation. » (tiré de Charte ICOMOS pour l'interprétation et la présentation des sites culturels et patrimoniaux, 2008, consultation en ligne)
Donc, il s'agit « d'augmenter la conscience publique » en faisant un exercice de communication qui peut devenir très complexe. On sort donc nécessairement de la sphère universitaire et des recherches qui ont besoin, pour être valables, qu'un ensemble de sources et d'arguments soient présentés et organisés en suivant une méthode scientifique. Pas que l'interprétation ne réponde pas à ses propres principes et méthodes rigoureuses; ce ne sont simplement pas les mêmes que les méthodes de l'historien académique.
Source: François Poisson des Barbares Obliques de Trois-Rivières qui présente le Tour de peur de Trois-Rivières, (photographe, François Pilon), consultation en ligne, 16 octobre 2010.
Ainsi, le patrimoine côtoie cet univers, mais est motivé par d'autres objectifs. objectifs qui se rapprochent de ceux de l'interprétation. De fait, nous acceptons la définition du Groupe-conseil sur la politique de patrimoine du Québec qui définit comme patrimoine « [...] tout objet ou ensemble, matériel ou immatériel, reconnu et approprié collectivement pour sa valeur de témoignage et de mémoire historique et méritant d'être protégé, conservé et mis en valeur»
(consultation en ligne, p. 33).
Source: La photo présente un guide du Musée Stewart de Montréal qui présentait « Le sentier des noctambules », une visite animée en raquettes, consultation en ligne, 16 octobre 2010.
On fait donc référence à un objet qui est « reconnu », donc qui a déjà été étudié sur les bancs universitaires; on fait référence à la valeur de « témoignage et de mémoire historique » qui implique une appropriation émotive par le public; et on fait référence à ce qui mérite d'être « protégé, conservé et mis en valeur » donc un choix qui est soit public, soit politique, soit organisationnel parce qu'une personne a décidé que ce passé devait être transmis aux générations futures. Bref, l'action de transmettre (comme l'action de produire de la recherche en histoire académique d'ailleurs) n'est jamais fortuit.
Source: Le guide François Vidal des tours Voir Québec à la Place Royale à la fin d'une visite guidée du Vieux-Québec, consultation en ligne, 16 octobre 2010.
Ainsi, l'historien formé à l'université ne sera peut-être pas appelé à y faire carrière. Il doit donc se trouver sa niche. N'est pas donné à tout le monde de commencer à publier ou à chercher de façon satisfaisante. Et il ne faut pas se le cacher, la connaissance du passé prend souvent la forme d'une passion chez ceux et celles qui désirent poursuivre en histoire. Et l'interprétation du patrimoine est certainement une des bonnes options. L'historien universitaire est bien outillé pour faire face aux défis de la profession de guide. Une solide méthode scientifique pour lire et comprendre des sources et du matériel historique, un esprit de synthèse aiguisé. Ne lui reste plus qu'à acquérir de l'expérience pour s'adresser au grand public, rien qu'une bonne formation en animation ne peut apprendre (entendu qu'il faut aussi avoir l'intérêt de parler de ces connaissances au public). Mais ce domaine est ingrat.
Rares sont les employeurs et les organismes qui reconnaissent à sa juste valeur ce travail. Premièrement, on fait face à un important problème étymologique: guide, guide-animateur, interprète, guide-interprète, guide-accompagnateur, guide d'établissement et animateur ne sont que quelques concepts qui vont renvoyer, tantôt à la même réalité, tantôt à des réalités très différentes. Et ce, sans parler d'acteurs qui font du théâtre de rue historique, de chauffeurs de taxis ou de calèches qui offrent des visites, de guides d'établissement, des autres historiens et spécialistes du passé qui deviennent guides le temps d'une promenade ou d'une conférence, des généalogistes et j'en passe!
Nous croyons que le guide, peu importe sa forme (qu'il soit costumé en personnage historique ou non, qu'il interprète un personnage spécifique ou inventé ou encore qu'il se présente simplement en tant que guide) est une courroie importante de transmission de notre passé ou plus réalistement de notre patrimoine (bref des éléments de notre passé que nous souhaitons transmettre aux générations futures). Qui de mieux qu'une personne bien formée et compétente pour répondre aux questions des visiteurs? Qui de mieux qu'une personne présente pour écouter les réactions des visiteurs aux contenus d'expositions ou de visites pour ajuster les contenus pour mieux répondre aux demandes des visiteurs? Qui de mieux placer pour parler de patrimoine immatériel, de choses qu'on ne peut voir ou encore mieux, pour aider à comprendre les témoignages qui présentent ces réalités immatérielles? Qui de mieux pour aider à créer une expérience « plurisensorielle » qui sera inoubliable? On vise encore présentement le multimédia, l'exposition interactive, l'expérience de sentiments en manipulant des objets ou oeuvres originales. Mais le guide qui arriverait avec des connaissances et de bonnes techniques pourrait encore mieux répondre aux attentes spécifiques des visiteurs.
Que plusieurs sites patrimoniaux et musées laissent tomber leurs propres guides par des salaires de misère, des conditions de travail désuètes ou en considérant que ce travail devrait revenir aux seuls bénévoles ou aux étudiants au salaire minimum pour l'été est une absurdité. Et c'est trop souvent la réalité. ATTENTION: nous croyons que sans les bénévoles, les institutions patrimoniales (et par extension les institutions culturelles au sens large) sombreraient dans des abysses insondables et ne pourraient survivre (l'image est un peu forte, mais néanmoins vraie). Mais il est surtout vrai que les guides sont une des ressources les moins bien exploitées par un bon nombre d'institutions.
Nous croyons que l'historien formé à l'université devrait largement, selon ses envies et compétences, intégré le marché du travail dans les postes de guide. La méthode historique est une méthode scientifique rigoureuse pour approcher des réalités du passé et savoir en tirer ce qui est le plus significatif. Ainsi préparés, ces guides pourraient devenir de bonnes courroies de transmission au public, mais aussi aux autres guides de leurs organisations respectives. Cela permettrait aussi d'assurer que des historiens continuent de travailler en histoire, non plus comme « créateurs » de nouveaux savoirs, mais comme vulgarisateur ou de façon plus appropriée, comme « valorisateurs » de notre patrimoine. C'est une façon différente de considérer le travail de l'historien professionnel, mais une réelle alternative au monde universitaire où, au demeurant, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. Pour ce faire, nous croyons qu'il est important de militer pour des meilleures conditions de travail pour les guides au sens large.
Voici nos principales suggestions pour les employeurs (et pour les employés!):
* Une rémunération respectueuse basée sur la formation académique - un guide détenteur d'un bacc. ou d'un maîtrise et qui est sélectionné pour ces compétences particulières ne devrait jamais accepté un salaire équivalent à celui d'un employé occupant un poste sans formation (nous sommes conscients que la réalité de l'économie, de l'offre et de la demande, est toute autre. Mais il est crucial de milité activement pour ceci dans vos milieux de travail - les organisations muséales vont peut-être arrêté de se demander pourquoi le poste de coordonnateur à 13$ de l'heure est vacant tous les six mois...) ;
* Des responsabilités de recherche et de développement qui sont intimement liées à ces formations académiques pour augmenter le sentiment d'appartenance et la rétention du personnel (par exemple, le guide formé en histoire est en mesure de faire des recherches et le guide formé comme un technicien de l'animation peut être le plus à même de trouver les bonnes façons de transmettre cette information)
* Le respect des compétences à l'interne: si un guide est formé en histoire, il peut faire bénéficier de ses propres recherches et lectures au reste de l'organisation, incluant les individus qui font des recherches historiques comme travail de base.
* Miser sur la formation: des cours de contenu et des cours de contenant. Demeurer au fait de la mise à jour des compétences. Rendre accessible des articles scientifiques pertinents. Créer des groupes informels de transmission des connaissances. Bref, professionnaliser ce domaine de travail.
Il est certain que toutes les organisations n'ont pas les mêmes moyens. Je parle ici d'idéaux qui devraient être des objectifs prioritaires. Avec les offres culturelles et patrimoniales de plus en plus variées, il faudra plus que des objets ou des stations multimédias ou interactives pour attirer et garder vos visiteurs. Il faudra des guides formés, compétents, dynamiques et qui peuvent justement permettre un niveau d'interaction beaucoup plus dense avec vos sources et vos objets d'exposition ou de visites que les seuls objets ou témoignages. Depuis toujours, les guides ont été écartés au profit des contenus. Il est temps de se poser des questions... Nous sommes conscients que pour plusieurs organisations, la réflexion est encore loin de la situation idéale. Mais nous proposons ici d'amorcer ce qui deviendra, nous l'espérons, un changement profond de la reconnaissance de notre passé en accordant la chance aux vrais professionnels de celui-ci de pouvoir continuer à transmettre les connaissances les plus près possibles du milieu scientifique de la meilleure façon possible.
Note: Il est à noter que pour les besoins de ce billet, nous avons volontairement laissé de côté la notion de médiation ou de médiateur qui est récemment appliquée à la culture. En effet, le médiateur est l'individu qui essaie de rapprocher le visiteur défini d'une réalité culturelle (dans notre cas patrimoniale) en utilisant un ensemble encore plus direct de techniques que le seul interprète. Bien que ce débat entre interprétation et médiation soit important, pour simplifier une lecture déjà assez technique, nous avons voulu éviter les définitions supplémentaires et ainsi aborder l'interprétation au sens très large.